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by Jaga Jankowska Cappigny
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De l’esthétique de l’affleurement « Block beauties »
Œuvres récentes de la série « Périphérie » aux « Jardins ouvriers »
par Cécile Calé
Artiste d’origine polonaise, Jaga Jankowska Cappigny a grandi dans une cité de la banlieue de Varsovie, étudié à l’Université Marie Curie Sklodowska de Lublin et à l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie. Pendant une quinzaines d'années, elle s’est investie au sein du collectif « Plotki », rassemblant de journalistes, photographes, illustrateurs, graphistes d’Europe Centrale et d’Europe de l’Est. En 2013, elle a commencé à expérimenter la sérigraphie dans un atelier collectif à la Cité Internationale des Arts de Paris.
Tant dans sa démarche que dans son phrasé réservé et tout à la fois préservant une posture critique, on sent affleurer ce qui l’a construit et s’énonce dans et par ses images. La plasticienne a récemment réaffirmé dans sa série « Les jardins ouvriers » et l’appel à leur préservation sur le territoire d’Aubervilliers (93) tout ensemble une posture artistique et une dimension politique à la mémoire des jardins ouvriers polonais à l’histoire séculière, tout autant menacés.
La seconde série « La périphérie » qui a retenu mon attention met en évidence ce qui a dessiné le registre iconographique de sa pratique contemporaine : les cités dortoirs de la banlieue de Varsovie. Véritable capharnaüm architectural d'innombrables blocs gris, Jaga rappelle cet héritage dans notre échange : « Émigrante, je suis influencée par l’imagerie de Pologne de mon enfance (années 80-90) mais aussi par ma vie de ma famille construite ici en France et par Paris et sa périphérie. » A contrario d’un développement circulaire comme Paris ou Berlin, Varsovie a eu un développement urbain linéaire et le décor historique de Varsovie fut abîmé par la spéculation. S’y sont installés de manière désordonnée : usines et quartiers ouvriers, banlieues industrielles, monotones et uniformes d’unités urbaines. Cette nostalgie et la recherche assidue de ce qui peut l’en libérer imprègne sa trajectoire, son œuvre, ses images, son être, son rapport au réel, sa perception.
1. Série « La périphérie », sérigraphie sur caisses en bois, 2021
2. Images d’archives montrant la ville de Legionowo, en banlieue de Varsovie, où l’artiste a grandi
Points de rencontre de dérives de masses et d’étendues, de plans colorés et superposés, esthétisés en « Blocks beauties ».
La plasticienne déploie la recherche d’une « Esthétique de l'affleurement », celle des images comme marques du temps, marques indélébiles de son enfance. Un regard de l’entre-deux comme elle aime à la dire, entre les blocs de béton et les jardins ouvriers, îlots menacés de paix et de liberté en Pologne. Ce quelque chose qui revient à la conscience alors oublié, enfoui, endormi. Les tentatives plurielles de ramener à la vue des beautés qui se sont exilées, comment les faire réapparaître résument son geste tant pictural que graphique. Il y a toujours dans son travail une non-réconciliation visuelle un libre choix d’alternatives offertes aux regards.
« Le point de départ dans mon travail de plasticienne, mon premier geste pictural est une photo. Une photo trouvée sur internet, dans des archives, une prise de vue réalisée par moi-même ou une commande à un·e photographe. »
Les images tentent de remonter à la surface des choses par des expérimentations multiples de nouveaux matériaux, de mélanges de textures et de techniques. L’espoir de voir émerger la possibilité d’une contemplation rendue à nouveau possible.
« Une photo que je découpe puis transforme sur ordinateur, une photo retravaillée par couches — de sérigraphie, d’acrylique, de coups de crayon, d’encre ou d’aquarelle mais aussi en jouant avec un gel structurant et des pigments purs pour des effets de transparence. Je l’imprime en sérigraphie sur papier, sur toile ou plus récemment sur des tissus plus légers. »
Tous ses choix d’images naissent de cette iconographie et « leurs arrangements visuels » de son imaginaire et de plusieurs types de techniques convoquées : celle de la graphiste, de la sérigraphe, de la peintre.
« La peinture vient parfois avant ou après la sérigraphie. Ces deux techniques dialoguent entre elles. Je réalise des séries, et j’ai commencé à imaginer des installations. »
« Je travaille en sérigraphie et en peinture, je voyage entre les 2 ateliers, je crée les dialogues entre ces deux techniques. Je travaille en série. Tout commence par la photo, ensuite je la travaille sur l’ordinateur, puis en sérigraphie. Je souhaite aller plus loin dans la recherche de matériaux, travailler en résine, bois. »
3. Série « La périphérie », sérigraphie sur toile, peinture acrylique (détail), 2021
4. Images d’archives montrant la ville de Legionowo, en banlieue de Varsovie, où l’artiste a grandi
Jaga Jankowska Cappigny s’intéresse à des lieux chargés de sens mais qu’elle ne laisse apparaître que de manière masquée ou « périphérique ». Sans qu’elle y prenne garde des fragments d’histoire sourdent sous la surface de ses compositions et ce sont elles qui créent la dimension narrative, mémorielle de son travail.
5. Images d’archives montrant la ville de Legionowo, en banlieue de Varsovie, où l’artiste a grandi
On apprécie l’apparente simplicité des mots employés pour décrire sa démarche artistique, tout comme sa pratique. Comme elle l’écrit, ces entre-temps méditatifs sont, je pense, la recherche de la contemplation (meditare) inassouvie, impossible. Dans les multiples plans colorés de ses sérigraphies assemblés sur un même plan, on voit bien comment la méditation devient opération plastique visuelle. Elle travaille à l’éloignement de pensées qui ne permettent pas cette méditation contemplative. Comme l’artiste le rappelle, celle-ci s’est jadis perdue car on lui imposait dans son enfance, par la fenêtre de son habitation de passer d’un bord à l’autre - comment choisir ? - d’un bloc d’habitation aux îlots de nature que sont les jardins ouvriers. Ils sont à jamais séparés aujourd’hui encore dans nos villes. Le patrimoine naturel impréservé face aux blocs de bétons qui eux se déploient à perte de vue dans les cités-dortoirs, inhumains. Ceux qui gèlent l’imaginaire des peuples et font naître les révoltes.
6.7. Sérigraphie sur toile, travail en cours pour la série « OUTSIDE vs INSIDE »
La plasticienne est guidée par désir de traduire visuellement ses émotions et tout ensemble de faire apparaître par la technique son vocabulaire plastique. « La pratique de l’art est pour moi une sorte de méditation, pendant plusieurs années je n’osais pas de me considérer comme artiste, une frustration est née de là, après mes 40 ans je suis arrivée au moment où je me suis permise d’exister en tant que l’artiste. Je suis motivée par mon entourage, mes émotions ».
Son vocabulaire plastique se compose de superpositions de plans, colorés ou non, qui laissent par transparence émergés d’autres plans ou motifs sans jamais affirmer une réalité, sa saisie. Par ses choix plastiques, elle montre que ses gestes relèvent d’une volonté d’« insaisie » du réel. Les plans suspendus ne se fixent pas dans une composition mais vibrent dans une tentative de rencontre irrésolue, rappelant son travail graphique pour PLOTKI.
8. Illustration parue dans le magazine « Plotki »
Pour Jaga Jankowska Cappigny, il ne sera jamais question d’établir des relations définitives. Sa recherche ne vise pas à fixer un réel par l’image mais au contraire à dissocier les mondes, mêmes s’ils sont parallèles. On retrouve cette dualité et ces oppositions qui nourrissent sa pratique artistique et la questionnent. Son atelier de peintre se situe dans la banlieue parisienne grise du 18ème arrondissement et son atelier de sérigraphie dans le Marais parisien, plus préservé. Bien au contraire ce réel sourde et tente de remonter à la surface des choses dites, non dites, mais jamais n’y parvient. Il demeure des tremblements, des irréductibilités. A aucun moment la plasticienne n’arrête les apparitions, bien au contraire elle les laisse libres. Comme dans un mouvement perpétuel qui ne s’arrête pas pour faire œuvre. Le travail de Jaga Jankowska Cappigny évoque ce que je nomme des entrechocs de « Block Beauties », des collages composites, des croisements de trames, des superpositions de strates colorées, des rencontres de blocs de couleurs et de formes. C’est un travail sur le temps par plans de temporalités qu’elle efface, décale, fait chevaucher pour obtenir visuellement des relations moins narratives que formelles.
L’artiste utilise des images photographiques dans son travail, qu'elle applique par sérigraphie libératrice et cite l'influence de l’artiste allemand Gerhard Richter.
« En ce qui concerne la sélection des photos, le problème de la composition est sans importance, son rôle est, au plus, négatif. La fascination exercée par un cliché ne provient pas de l’originalité de sa composition mais de ce qu’il exprime, de son contenu informatif. D’ailleurs, la composition a toujours une exactitude aléatoire. » Gerhard Richter.
9. « JardinsO » sérigraphie sur caisses en bois, 2021
Les séries visuelles de Jaga pourraient s’inscrire comme les pages d’un magazine, ceci n’est pas sans rappeler que pendant plusieurs années, Jaga Jankowska Cappigny a travaillé en tant que DA, graphiste et illustratrice dans le secteur culturel. Elle cite aussi l’influence de R. H. Quaytman, l’artiste contemporaine, fille de la poète post-moderne Susan Howe et du peintre Harvey Quaytman. Jaga dans l’acte de superposition de ses images crée une distance spatiale et temporelle ajoutant des tensions entre narration et abstraction, surface et profondeur. Ce n’est pas sans rappeler l’œuvre structurée comme un livre de R.H Quaytman. Elle travaille la peinture sur des panneaux en bois modulaires, souvent présentés sur des étagères ou des rayons de stockage.
10. ©RH Quaytman
Chaque suite de peintures désigne un chapitre d’un livre en cours. On lit ici l’influence de l'approche d’une l'artiste, qui privilégie la réceptivité au contrôle. Demeure la question de savoir comment contrer la photographie pour faire primer le geste du peintre sur l’acte photographique.
11. Collage de la série « Visages d’Albi » paru dans la publication « Travaux d’intérieurs », 2020
Jaga Jankowska Cappigny travaille la confrontation de réalités, leur « affleurements », leurs glissements, leurs déclinaisons possibles. Ces chevauchements sont comme des parts cachées du réel et des parts refoulées de la conscience. Est-ce pour cela qu’elle nomme en référence le cinéma d’Andreï Tarkovski dont elle est bien éloignée. Bien plutôt pour la puissance imaginaire incarnée dans l’image et ses empilements de plages temporelles. Jaga dans son travail plastique tente d’encadrer ses « îlots d’images » par des mouvements de divergences visuels : des séries de plans disposés et dont la place n’est jamais fixée. Lorsqu’elle dispose ses cadres visuels, Jaga dans leur installation au sein d’un espace en modifie la place et le sens de lecture en assumant leur réversibilité.
12. Travail en cours pour la série « La Périphérie »
Dans la pratique de Jaga le rapport du présent au passé lie chaque image à une mémoire autobiographique mais sans jamais viser à l’universel. Dans le cinéma de Tarkovski l’intuition d’un temps géologique et stratifié y résonne avec l’esthétique de « l’affleurement » vers lequel tend la plasticienne. Les films articulent des strates temporelles différentes au niveau de la trame narrative (enfance, adolescence, âge adulte). Dans les productions de Jaga, on distingue des formes d’empilement du temps et non l’habituelle linéarité. Bien plutôt un enchevêtrement de niveaux de temporalité distincts au niveau de la forme plastique. Le cinéaste mêle de la surface des choses à leur plus grande profondeur : les souvenir personnels, le temps de la mémoire collective, et ce qui en fait sa force le temps métaphysique.
13. Travail en cours pour la série « La Périphérie »
La plasticienne fait aussi référence à l’abondante œuvre sculpturale provocante, vulnérable, et inclassable de la sculptrice, tout comme elle d’origine polonaise, Alina Szapocznikow. Dans son oeuvre graphique, de grands monotypes sont rehaussés à l’encre et rappelle Roman Cieslewicz, son mari un des plus grands artiste et graphiste polonais qui marqua le XXème siècle.
Jaga Jankowska Cappigny est l’héritière de ce patrimoine culturel, matériel et immatériel et je l’engage à déployer la dimension d’une philosophie micro-politique qu’elle porte en elle comme l’affirme R. H. Quaytman : « Mon féminisme est d'abord né de l'exploration de l'histoire de l'art pour des artistes moins connus. Plutôt que d'utiliser Warhol ou Marcel Duchamp comme Sturtevant ou Sherrie Levine, j'ai trouvé productif de rechercher et de baser ma pratique sur des artistes moins connus, dont les idées n'étaient pas si exposées, comme Kobro et Hilma af Klint…/… Et naturellement, la politique commence par l'identité. Il y a inévitablement une biographie dans les peintures. Je suis fermement convaincue que tout art comprend une biographie, consciemment ou non. » (RH Quaytman interviewé par Daniel Muzyczuk).
Alors commençons ce cycle :
De l’esthétique de l’affleurement « Block beauties » par Jaga Jankowska Cappigny.
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Cécile Calé
Présidente du Cercle Spiridion – Agrégée d’art, Chercheuse Membre ass. CNRS.
« Art, Technique, Sciences, Production » - Experte et Conseillère Recherche, Formation & E-Formation
à la Délégation Ministérielle à l’IA.
Octobre 2021